39. Un joli feu d’artifice
James avait sous-estimé la capacité des Survivants à résister aux forces spéciales. Il n’ignorait pas que des armes étaient entreposées dans les sous-sols de l’Arche, mais il n’avait pas imaginé une seule seconde qu’un hélicoptère serait abattu, forçant le commandement à annuler l’opération avant même d’avoir pu débarquer un seul homme.
Au fond, il n’était pas étonné que les adeptes soient parvenus à se procurer grenades, mortiers et lance-roquettes. La côte australienne offrait des milliers de kilomètres de plage déserte où n’importe quel trafiquant d’armes approvisionné dans un pays en guerre pouvait débarquer sa marchandise sans être inquiété par les autorités.
Vingt minutes s’étaient écoulées depuis la destruction de l’hélicoptère. Des volutes noires jaillissaient de la carcasse tordue. Le soldat éjecté du premier appareil avait été capturé par un groupe d’adeptes et se trouvait désormais retenu en otage dans les souterrains.
Lorsque la fumée qui avait envahi la salle de cours se fut dissipée, Rat et Lauren renversèrent une table sur le flanc puis s’en servirent comme d’un chasse-neige pour repousser les débris de verre dans un coin de la pièce.
James surveillait la place centrale où le Black Hawk achevait de se consumer. Dans les secondes qui avaient suivi l’explosion, des fidèles armés s’étaient précipités vers la carcasse, mais ils s’étaient rapidement retranchés dans les bâtiments et les tunnels.
— C’est le calme plat, dehors, dit-il. On pourrait peut-être tenter une sortie pour rejoindre le sous-sol.
— Rien ne nous dit qu’on y sera plus en sécurité qu’ici, objecta Lauren. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe, là-dessous.
— Franchement, vu où en sont les choses, je doute que les Survivants décident subitement de se rendre sans faire d’histoires. Dans une heure, un jour ou une semaine, les commandos reviendront avec des engins blindés. Et vu qu’ils ont perdu une vingtaine de leurs collègues, je ne suis pas certain qu’ils choisiront la manière douce. Quand ils débarqueront, je ne veux pas me trouver dans un bâtiment en bois et en placo.
— Ouais, t’as pas tort, mais me retrouver enfermée avec des fanatiques persuadés que le Jugement dernier est arrivé ne nie branche pas plus que ça. Rat, tu es certain qu’il n’y a pas un autre moyen de quitter le périmètre ?
Rat secoua la tête.
— Tout cet endroit est conçu pour résister à un siège. Les postes de sécurité des tourelles sont les seuls points d’accès.
— Dans ce cas, on n’a pas le choix. Allez, on dégage.
Les trois adolescents quittèrent la salle, coururent jusqu’à l’extrémité du couloir desservant les classes du premier étage et franchirent la porte donnant sur l’escalier de secours extérieur. Ils dévalèrent les marches quatre à quatre, puis piquèrent un sprint sur la chaussée jonchée de morceaux de verre. Soudain, une rafale d’arme automatique déchira le silence. Persuadés d’être pris pour cible, ils se jetèrent à plat ventre dans la poussière.
— Fausse alerte ! lança James. Le feu a atteint un chargeur, dans la carcasse de l’hélico. Ça a fait un joli feu d’artifice.
— Vous croyez qu’on peut crever d’une crise cardiaque, à notre âge ? souffla Lauren, une main crispée sur sa poitrine.
Rat conduisit ses camarades jusqu’à une rampe de béton qui s’enfonçait en pente douce dans le sol et s’achevait par une petite porte d’acier. Il abaissa le levier à poignée de caoutchouc puis poussa de toutes ses forces, sans succès.
— Tu veux que j’essaye ? demanda James.
— On perd notre temps. C’est fermé de l’intérieur.
— Il n’y a pas d’autre moyen d’entrer ?
— Pas que je sache. Un bâtiment sur deux dispose d’un accès direct aux souterrains, mais si ce sas est verrouillé, je ne vois pas pourquoi les autres seraient restés ouverts.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lauren.
— On pourrait essayer d’autres accès, pour le principe, dit James. Si ça ne marche pas, on retournera dans la salle de cours. On bricolera un abri en empilant des tables.
— Mais oui, bien sûr. Il n’y a rien de mieux que les tables pour se protéger des balles, comme chacun sait.
— C’est ça, fous-toi de ma gueule. Si tu as une meilleure idée, n’hésite pas.
— Fermez-la, chuchota Rat. J’ai cru entendre des pas, derrière nous…
Les trois fuyards se retournèrent lentement. Une puissante lampe torche était braquée dans leur direction.
— Tournez-vous, les mains sur la tête.
La voix était familière aux oreilles de James.
— Ernie, Dieu merci, c’est toi.
Alors, il entendit le son caractéristique du cran de sûreté d’une arme automatique.
— Les mains sur la tête, répéta Ernie d’une voix glaciale. Je ne sais pas ce vous fabriquez, vous trois, mais Eleanor Regan a envoyé une douzaine de personnes à votre recherche. Vous allez me suivre bien gentiment, sans faire d’histoires. Et pas de gestes brusques, compris ?
***
Tous les adeptes qu’ils croisaient dans les tunnels étaient équipés d’un fusil d’assaut et d’un gilet pare-balles. Selon le Manuel des Survivants, un ange devait se tenir constamment prêt à défendre l’Arche par tous les moyens nécessaires.
Ces guerriers aux vêtements miteux, quadragénaires pour la plupart, avaient quelque chose de comique. On aurait dit une bande de comptables s’apprêtant à reconstituer une grande bataille de l’Histoire.
Mais James n’avait pas le cœur à rire. Ces fanatiques avaient abattu un hélicoptère de l’armée et envoyé une vingtaine de soldats d’élite dans l’autre monde. Ils ne plaisantaient pas.
Le bunker de l’Araignée se trouvait au troisième sous-sol, à la verticale du Temple.
Elle portait une tenue de circonstance : casquette camouflage, veste de treillis, pistolet-mitrailleur suspendu à ses épaules osseuses et grenades accrochées aux passants de son short en jean.
James, Rat et Lauren étaient alignés devant son bureau, la tête baissée en signe de soumission. Ses fidèles étaient assis derrière elle sur des chaises en plastique. Georgie se trouvait parmi eux. Ses doigts couraient nerveusement sur le sélecteur d’un fusil d’assaut M16.
— Quelqu’un vous a vus quitter la résidence de mon père, dit Eleanor. Pourquoi vous trouviez-vous là-bas ?
— Susie nous a demandé de l’aider à porter ses bagages, répondit James.
— Ce qui n’explique pas que vous soyez sortis en escaladant la clôture. En outre, vous n’êtes pas retournés en cours.
Constatant que James n’avait aucun argument à opposer, Rat prit la parole :
— J’ai déchiré l’une des robes de Susie en la retirant d’un cintre, et ça l’a rendue à moitié folle. Elle a menacé de nous punir et elle a blessé Lauren à la lèvre en lui jetant une boîte de maquillage au visage. Alors on s’est échappés. On n’avait pas l’intention de désobéir, honnêtement. Mais elle nous a vraiment flanqué la trouille. On a vu ce qui est arrivé au majordome, tu comprends.
— Je vois, dit Eleanor en croisant les doigts. Mais pourrais-tu m’expliquer pourquoi vous avez essayé de franchir un poste de sécurité à bord d’un camion, quelques minutes plus tard ? De mon point de vue, il s’agissait d’une tentative de fuite.
— On avait peur d’être battus. James nous a dit qu’il savait conduire et qu’il pouvait nous emmener jusqu’à la ville pour téléphoner à son père.
James était soufflé par la vivacité d’esprit de Rat. Ses excuses improvisées étaient infiniment plus crédibles que tout ce qu’il aurait pu imaginer.
L’Araignée cherchait la faille dans le récit du garçon.
— Mais vous avez forcément compris que Susie avait quitté l’Arche quand vous avez entendu l’avion décoller. Pourquoi êtes-vous restés cachés ?
— On pensait qu’elle avait laissé des ordres à Georgie.
— Eh bien… voilà qui semble expliquer ce grand mystère. En tout cas, je peux vous rassurer. Nous ne sommes pas près de revoir Susie Regan parmi nous.
Georgie s’éclaircit bruyamment la gorge.
— Tu as quelque chose à dire ? demanda Eleanor.
— Je vous conseille de ne pas croire un mot de ce que raconte Rathbone. C’est un menteur né. À lui seul, il a reçu plus de punitions que l’ensemble des garçons de la section bleue.
L’Araignée se raidit.
— Georgie, sache que je ne fais pas grand cas de ton avis. Je sais que Rathbone est parfois un peu dissipé, mais je te prie de ne pas oublier que le sang de Joël Regan coule dans ses veines. Il est et restera à jamais mon propre demi-frère.
L’instructrice se recroquevilla dans son fauteuil.
— Bien entendu, bredouilla-t-elle. Je regrette infiniment de vous avoir offensée.
— Ramène-les à l’internat, ordonna l’Araignée. Et tâche de ne plus les laisser filer !
Lorsqu’ils se trouvèrent à une centaine de mètres du bureau d’Eleanor, Rat adressa à Georgie un sourire provocateur.
— Regarde devant toi, Rathbone, dit la femme. Tu as peut-être réussi à embobiner ta grande sœur, mais moi, je sais que tu as essayé de t’évader.
— Ah bon ? Et tu as des preuves ?
— Je n’en ai pas besoin. Chaque phrase qui sort de ta bouche démoniaque est un mensonge.
— Je crois que je devrais parler de toi à Eleanor. Plus ça va, plus je trouve que tu me manques de respect.
Deux minutes plus tard, ils atteignirent le sous-sol de l’internat. L’état d’urgence ayant été instauré, les élèves étaient confinés dans leur dortoir. Lauren, qui pensait être séparée de James et Rat, leur adressa un regard inquiet. Mais Georgie nourrissait d’autres projets pour les fuyards dont elle avait la garde. Elle déverrouilla une porte et les fit entrer dans une pièce aveugle jonchée de jouets et de coussins où flottait une odeur de peinture à l’eau et de lait caillé.
C’était la garderie souterraine de l’Arche, le lieu exigu où les enfants trop jeunes pour être admis à l’internat passaient le plus clair de leur temps. Cinq d’entre eux y étaient rassemblés. Georgie les avait laissés sans surveillance, estimant que la menace d’une sévère punition corporelle suffirait à les faire tenir tranquilles.
— Je ne vous laisserai pas vous enfuir de nouveau, expliqua Georgie. Vous resterez ici, et je vais vous avoir à l’œil !
Une petite fille traînant un doudou tira sur le pantalon de la femme.
— Mademoiselle, Michael a pris ma tétine.
Georgie lui lança un regard noir.
— Je ne suis pas ta nounou, Annabel. Trouves-en une autre ou suce ton pouce.
La fillette leva les yeux vers des boîtes en plastique alignées sur une étagère.
— Je suis trop petite.
La femme pointa vers l’enfant un index menaçant.
— Je ne suis pas d’humeur à t’écouter pleurnicher. Tu veux vraiment une fessée, c’est ça ?
La lèvre inférieure d’Annabel se mit à trembler mais elle parvint à retenir ses larmes.
Lauren s’agenouilla devant elle et lui prit les mains.
— Pourquoi tu ne me montres pas dans quelle boîte se trouvent les tétines ?
— Si tu commences à jouer avec les petits, ne les énerve pas, gronda Georgie. Il est tard, et je ne supporte pas de les entendre crier ni de les voir courir dans tous les sens.
— Oui, mademoiselle.
— Je vais fumer une cigarette au rez-de-chaussée. Tenez-vous tranquilles, vous tous, ou je vous garantis que vous le regretterez.
Sur ces mots, Georgie quitta la pièce, claqua la porte derrière elle, puis tourna la clé dans la serrure.